Jean-François PERRIER
La Guyane possède, dans l'Ouest, un site exceptionnel. C'est tout simplement une plage aux eaux opaques (comme d'habitude, mais on s'y fait très vite) qui possède la particularité d'être un site de ponte des tortues Luth.
Pour info, la tortue Luth est la plus grosse tortue marine (jusqu'à 500kg).
La période de ponte s'étalant entre Mars et Août, j'avais décidé depuis longtemps d'aller voir ces tortues. Après des problèmes de calendrier, de voiture (une première tentative s'était déja soldé par un retour précipité sur Cayenne avec un pare-brise en moins), etc..., je me suis enfin décidé le 4 Août.
Soleil magnifique, voiture qui fonctionne, bref tout est nominal (comme ils disent pour Ariane), et me voila parti sur la route de Mana avec un hamac dans le coffre.
Première découverte, le pont de Mana qui a été inauguré il y a 15 j en grandes pompes. Il y avait de quoi: c'est un ouvrage d'art de 1 km de long qui enjambe la rivière Mana. Le traditionnel bac, quoique plus folklorique, servait quelquefois de plongeoir à voiture.
Ce pont destiné à désenclaver Mana est l'orgueil du Conseil Régional qui l'a entièrement financé alors que l'Etat ne voulait pas en entendre parler. Face à ce succès, la Région a décidé de se lancer à fond dans les infrastructures routières, ce qui semble une excellente initiative vu la rareté et l'état lamentable des voies de communication, mais en contrepartie fait passer d'autres priorités aux oubliettes.
Ensuite, traversée du village de Mana, petite commune tranquille mais qui subit actuellement un essor économique sans pareil en Guyane. Située au coeur du Triangle d'Or des (seules) bonnes terres, c'est l'agriculture qui s'y développe, aussitôt suivie par des embryons d'entreprises.
On trouve par exemple des cultures maraichères et fruitières (village h'mong de Javouhey), du manioc, dont la récolte devait être industrialisée pour sa transformation en semoule prête à l'emploi, de l'arachide, cultivée par les réfugiés surinamiens et transformée en beurre, et surtout le riz, long et de bonne qualité, qui avec plus de 4000 ha, alimente la Guyane, les Antilles et une partie de la Métropole.
Après avoir dégusté de l'iguane (communément appelé "lézard") au Bougainvillier (pub gratuite mais la cuisine de Mme Hidair la mérite!), le gite d'étape de Mana, je me suis décidé à affronter les 20 km de piste restant (ndlr : une excellente route la remplace aujourd'hui) à l'heure où un bon guyanais se doit de faire la sieste.
Le site de ponte se trouve sur la plage des Hattes, à la pointe ouest de la Guyane, sur la commune amérindienne d'Awala-Yalimapo, chez les indiens Galibis (le village vient d'être transformé en commune voici quelques mois).
Sitôt arrivé, voila qu'il se met à pleuvoir. J'ai appris par la suite que c'est grâce à cela que le tortues sont sorties, sinon il faut venir de nuit, 1 h avant la marée haute, en affrontant des nuées de moustiques.
Qu'à cela ne tienne, me voila en maillot de bain en train d'arpenter la plage.
Après une bonne demi-heure de marche, j'aperçoît un attroupement sur la plage. Mais oui, il y avait bien une tortue, je n'étais pas venu pour rien. Elle était là, le dos tourné à la mer, en train de s'évertuer à creuser sous le crépitement des appareils photos (malgré la pluie) et nullement dérangée pas le petit cercle qui s'était formé autour d'elle.
Elle creusait à l'aide de ses pattes arrières un trou d'une soixantaine de cm de profondeur qu'elle arrondissait progressivement.
Les larmes aux yeux (du mucus évitant la deshydratation durant leur séjour à terre), elle ne perdait pas une minute.
Alors que l'on commençait déjà à s'impatienter, elle s'est enfin mise à pondre une bonne cinquantaine d'oeufs par rafales de 3 ou 4. Les gros oeufs à la membrane souple remplissaient le fond du trou lorsqu'elle a commencé à reboucher en prenant soin de tasser chaque couche de sable.
Après une heure et demi passée à terre, elle a réussi à se dégager avec difficulté et s'est dirigée vers la mer après avoir effacé les traces de son trou. Seules restaient les traces de ses pattes et de son ventre qui formaient comme une trace de bulldozer sur le sable.
Nous l'avons regardée s'enfoncer progressivement dans l'eau, puis dès qu'elle a pu, plonger pour ne ressortir que très loin au large.
Il faisait froid cette après midi là sous la pluie et le vent, aussi bon nombre d'entre nous s'étaient mis dans l'eau pour se réchauffer et ont ainsi pu accompagner le départ de la tortue.
Spectacle inoubliable. On se demande parfois comment elles font pour revenir sur cette plage et pas ailleurs? Encore qu'il arrive à certaines de s'égarer sur d'autres plages de Guyane...
La prochaine fois, j'espère bien assister à l'éclosion des petites tortues Luth.
Plus loin, une autre tortue en train de pondre, beaucoup plus active celle là, environ 1 h à terre. Mais avec moins de chance, d'abord parce qu'elle a commencé par déterrer d'autres oeufs enfouis, ensuite parce qu'elle était plus proche de la route et qu'il y avait donc davantage de spectateurs (environ 50).
Cela ne l'a pas empéché de pondre malgré les enfants qui la caressaient "pour la photo", mais elle s'est affolée lorsque, ayant ouvert les yeux, elle a voulu regagner la mer.
En dépit des panneaux affichés à l'entrée de la plage pour interdire de se placer devant une tortue en mouvement, de nombreux inconscients ont voulu filmer le "scoop" de la tortue qui s'avance vers eux.
Bilan: elle a fait au moins trois tours sur elle même pour trouver une faille dans le mur de spectateurs, et peut-être plus... mais j'étais parti. Quelle honte de voir cet animal en train de s'essoufler et de paniquer par la faute d'imbéciles (le mot est faible !) de la race humaine.
Le reste du séjour, c'est à dire une nuit chez les Soeurs de Mana (l'hôtel local), et la visite de la région, seront racontés une autre fois. Ou mieux, je le réserve de visu à ceux qui viendront sur place le voir.
J'allais oublier: A Mana on déguste le caïman (protégé mais très prisé). Avis aux amateurs...
(Texte rédigé en août 1990)
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JF Perrier